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Le bûcher

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16 mars 1244

« Il est des citadelles sombres,

d’où la lumière jaillit, jaillit d’entre les tombes

Et dont le chant funèbre rime chaque seconde

Avec l’écho tenace des souffrances du monde. »

ESCARTILLE DE PUIVERT,

Chanson albigeoise, « Le Livre de Vie ».

Sept heures.

Six heures.

Cinq heures.

Quatre heures…

Nous allons tous mourir.

Il faisait encore nuit.

C’était le 16 mars 1244.

Escartille gravit quatre à quatre les marches taillées dans la pierre et franchit l’arche des portes monumentales, en faisant signe aux guetteurs disséminés sur le chemin de ronde. Il ôta le capuchon qui lui recouvrait le visage et posa son bâton non loin de lui. Les pans de sa cape frémirent dans le vent. Il fut bientôt conduit à l’ombre des murs de pierre, où il rejoignit son fils Aimery, jeune chevalier défenseur de la cause hérétique. Un autre parfait se trouvait là, en robe noire. En arrivant devant lui, Aimery fit son melhorament, s’agenouillant par trois fois en demandant sa bénédiction au ministre cathare.

— Bon chrestian, balhatz-nos la bénédiction de Dieu et de vos !

— Ajatz-la de Dieu e de nos !

Une porte était dissimulée non loin d’eux. Avant de laisser Escartille et son fils pénétrer à l’intérieur de l’enceinte, le parfait, la gorge nouée, s’approcha d’eux.

— C’est l’heure, n’est-ce pas ?

— Le moment est venu, dit Escartille, retenant ses larmes.

— La cérémonie s’achève.

C’était le moment de la dernière ordination. Bertrand Marty officiait.

Cet instant n’avait pas seulement valeur de symbole. Il n’était pas seulement un cri réitéré de renoncement au monde. C’était par lui que s’était scellé le destin de l’Occitanie.

Les hérétiques.

Ils abjurèrent un par un la foi catholique dans laquelle ils avaient été élevés. Ils clamèrent qu’ils entraient de tout cœur dans l’Église cathare. Ils s’écrièrent d’une même voix qu’ils refuseraient d’abjurer, qu’ils soient menacés par le feu, ou torturés et livrés aux souffrances des hommes. Il y eut un silence, puis les membres de l’assemblée se prosternèrent par trois fois. Leurs visages étaient blêmes, leurs traits tendus. Ils sortaient d’une longue abstinence, qui n’était plus seulement due au jeûne que recommandait leur foi, cette terrible endura, mais à ce siège interminable qui les avait conduits au bord de l’épuisement. Ils s’étaient regroupés ici comme une cohorte de fantômes, les yeux brûlants, la terreur vissée au ventre. Les postulants s’agenouillèrent. Ils furent absous. Bertrand s’approcha d’eux, plaça l’Évangile sur leur tête et procéda à l’imposition des mains. Les croyants récitèrent deux fois le Pater, puis les membres de l’assemblée se donnèrent tour à tour le Baiser de Paix.

Lorsque tout fut achevé, Escartille et Aimery se dirigèrent vers l’évêque. Bertrand était assis dans un fauteuil profond, une main ballante auprès de l’accoudoir.

Il avait le front couvert de sueur.

Il releva les yeux vers Escartille.

— Que Dieu nous pardonne, souffla-t-il. Escartille, tu sais ce qu’il te reste à faire. Montségur abrite encore le plus sombre des trésors… Sauve-le, Escartille ! Tu m’entends ?

Il se pencha, son regard vibrant d’une rare intensité :

— Sauve-le.

Puis il considéra les visages autour de lui, les traits figés dans une angoisse mortelle.

— Allons, dit-il simplement. Nous ne pouvons plus renoncer.

Et il ajouta :

— La mort nous appelle.

Les hérétiques.

Escartille se tourna vers Aimery :

— Retourne voir Héloïse. Vite ! Tu ne dois plus la laisser un seule seconde. Et attendez-moi encore quelques instants.

Aimery s’en fut aussitôt, les pans de sa cape volant derrière lui.

Escartille alla trouver les hommes qui devaient l’accompagner dans sa fuite. Amiel Aicart, Peytavi et Hugon, ainsi que l’un des derniers messagers des cathares. Ils avaient préparé des rouleaux de cordes, des crochets et quelques provisions pour leur route. Les reliques avaient été soigneusement enveloppées dans du linge, lui-même protégé par une couverture ; le tout tenait dans un simple baluchon vert.

— Allez-y, dit Escartille. Gagnez les souterrains et tenez-vous prêts. Nous descendrons dès mon retour.

La flamme de la bougie dansait devant les yeux de Bertrand Marty.

Il regarda une dernière fois sa bibliothèque.

Des milliers de feuilles de parchemin, de rouleaux enluminés. Non. Il ne les laisserait pas à la bêtise des croisés. Ils n’en étaient pas dignes – ils n’étaient pas dignes de trouver cet autre trésor. Il eut un sourire amer en songeant à l’ironie de la situation. Seigneur ! C’était lui qui brûlait les livres.

Il jeta le cierge au milieu du sanctuaire.

Mon Dieu, pardonnez-moi, pardonnez-nous, qui que Vous soyez, où que Vous soyez.

Les livres s’enflammèrent, le feu se répandit partout. Les Rituels, rédigés en latin ou en occitan. Les grimoires et les Évangiles. Bertrand crut entendre un cri. Un cri immense. Il lui sembla que sa raison était sur le point de le quitter. Alors, il pleura, toussa, autant à cause de son chagrin que de la fumée qui envahissait maintenant la salle.

Les textes hérétiques retournèrent à l’enfer.

Et l’aube pointa.

Escartille retrouva Aimery et Héloïse sur le flanc de la falaise.

Héloïse, dans sa robe noire, tenait Pierre entre ses bras.

Ils restèrent ainsi sans bouger. Ils n’avaient jamais osé songer à ce moment auparavant, espérant peut-être, au plus profond d’eux-mêmes, qu’un miracle les sauverait.

Il n’y avait pas de miracle.

Escartille fit un pas. Ils n’étaient plus en mesure de parler. Ils ne pouvaient plus. Les mots se seraient bousculés dans leur gorge. Ils auraient été bien trop en deçà de leur émotion. Ils les auraient trahis, inévitablement.

Les abandonner ? Tu vas les abandonner, Escartille ?

Aimery regarda son père, un voile de larmes dans les yeux.

Soudain, il fit un pas à son tour.

Ils s’enlacèrent, dans une étreinte d’une force inouïe. Escartille ne put retenir ses sanglots. Il se sentit brisé, éteint pour toujours.

— Je n’y arriverai jamais, Aimery, mon Dieu ! murmura-t-il à l’oreille d’Aimery, entre deux hoquets. Je n’y arriverai jamais !

Leur étreinte se fit plus forte encore. Les doigts d’Aimery se crispaient contre la nuque de son père, passaient dans ses cheveux, lui enserraient l’épaule en tremblant. Escartille levait vers le ciel un visage grimaçant de douleur. Il lui sembla voir vaguement, dans l’immensité céleste, disparaître les dernières étoiles.

— Il le faut, chuchota Aimery, le visage plongé dans la poitrine d’Escartille. Tu le dois, père. Tu sais que nous n’avons pas le choix. L’enfant… L’enfant doit vivre. M’entends-tu ? Il doit vivre, c’est tout ce qui compte. Toi seul peut le sauver, toi seul le peux encore ! Héloïse est épuisée. Nous sommes au bout de la route. Toi, c’est une montagne qui t’attend ! Courage, Escartille de Puivert.

— Mon fils, dit Escartille, le visage ravagé de larmes. Mon fils !

Héloïse les rejoignit dans cette étreinte. Elle fut accueillie par les deux hommes.

Les uns contre les autres, ils sentaient leur souffle mutuel, comme une dernière caresse.

— Et… ma fille.

— Nous nous reverrons dans une autre vie, je vous le promets, dit Héloïse de sa voix si touchante, si profondément émouvante.

Ils se tinrent ainsi enlacés.

À dans une autre vie.

À dans une autre vie.

Héloïse lui tendit l’enfant.

Elle lui remit comme le plus sublime des cadeaux, dans une offrande muette, avec le sentiment qu’on lui arrachait le cœur.

Ils arrivèrent enfin.

Ils étaient tous en robe noire, une cordelette serrant leur ceinture, une bible suspendue à leur flanc ; hommes, femmes, enfants, même eux, les derniers enfants qui avaient survécu. Long chapelet de perles obscures, macabre rosaire défilant sous les yeux de leurs vainqueurs. On les poussait vers ce lieu qu’on appellerait, plus tard, le Pré des Crémats. On les avait enchaînés, comme pour les priver d’une échappatoire que, de toute façon, ils n’espéraient plus. Nul besoin de les faire marcher de force. Ils avançaient, certains se tenant par l’épaule ou par la main. Seul le cliquetis du métal troublait la solennité du moment. Ils avaient la gorge nouée ; s’ils venaient à proférer quelques mots, c’était en chuchotant, comme pour ne pas troubler le cours terrible de ces dernières minutes. Sur leurs visages se peignaient les émotions les plus cruelles. Certains semblaient impatients d’en finir. D’autres avaient les traits figés, masque impénétrable. D’autres encore, le front dégoulinant de sueur, le sang battant à leurs tempes, usaient de tout leur courage pour ne pas hurler. Ils marchaient, chaque pas supplémentaire les poussant vers l’abîme.

Héloïse avançait, Aimery à ses côtés. Elle portait un voile relevé par-dessus son manteau, ainsi qu’un diadème, encore brillant, que Marquesia Hunaud de Lanta lui avait donné lorsqu’elles avaient quitté leur pauvre atelier des cimes.

Elle gardait une main glissée sous sa robe, les doigts crispés sur l’objet qu’elle était parvenue à dissimuler.

La pointe d’une dague effilée étincela un instant dans le soleil naissant.

Pique l’aiguille.

S’il fallait mourir, autant mourir vite.

Sa résolution était prise.

Aguilah fit s’approcher Bertrand Marty.

— Raymond de Péreille et Pierre-Roger de Mirepoix pourront avoir la vie sauve, ainsi que les nobles de Montségur, Alazaïs de Massabrac, Jourdain de Péreille, Faye de Plaigne, Philippa de Mirepoix, Arpaïx de Rabat, Lombarde et Bernarde de Lavelanet… Ceux-là comparaîtront devant nos inquisiteurs, qu’ils abjurent ou non. Mais vous, Bertrand Marty, vous le chef de la secte cathare, le potentat de la contre-Église… C’est autre chose.

Aguilah se pencha en avant.

— Les reliques sont ici, n’est-ce pas ?

L’évêque cathare ne cilla pas.

Aguilah demanda encore :

— Votre damné trésor occitan, votre immense supercherie, votre secret – c’est au château de Montségur qu’il demeure ! Je le sais ! Oserez-vous dire le contraire ? Je le sais !

Il avait le poing fermé et tremblant ; il trépignait sur son siège.

Bertrand Marty ne semblait pas l’écouter. Son regard avait dévié, il se promenait dans le flou, quelque part derrière lui, à ses côtés. Puis il posa les yeux sur l’évêque.

— Il est des secrets plus grands que le nôtre, Aguilah de Quillan. Des secrets que jamais, votre pauvre esprit et votre cœur sec ne seront en mesure de comprendre.

Les lèvres d’Aguilah firent la moue ; son nez se fronça, il y passa rapidement la main, comme pour le gratter.

— Ah ! dit-il sur un ton de triomphe forcé. Ah ! Mais je sais bien que les reliques sont là-haut. Je les trouverai, dussé-je retourner le château pierre par pierre, comme nous l’avons fait de toute l’Occitanie ! Je les trouverai et les détruirai pour jamais.

Puis il étendit une main agacée qu’il agita dans l’air.

— Tuez-le.

Ce fut le tour d’Aimery et Héloïse.

Aimery passa le premier. Aguilah ne le reconnut pas tout de suite. Il cligna des yeux, comme si la figure de cet hérétique lui rappelait quelque chose. Puis son visage s’éclaira.

— Est-ce possible ! Vous, vous ici… Les voies de Dieu sont décidément impénétrables… Quelle joie de vous retrouver sur mon chemin, messire.

La voix de Ferrier retentit :

— Abjurez-vous votre foi en l’Église du Diable ?

— J’affirme ma foi en la véritable Église de Dieu et en la liberté de l’Occitanie.

Aguilah eut un sourire narquois. Il contempla quelques secondes ce jeune homme. Ce visage fermé, aux traits réguliers, les marques de ses blessures à son front, à ses joues. Cette chevelure noire, une crinière de lion. Il se souvenait de ce même regard qu’il avait croisé sur le parvis de Toulouse, lorsque Aude (de Lavelanet brûlait encore.

— Tuez-le, dit encore Aguilah.

Aimery, poings serrés, fut détaché et bousculé sur le côté. On le conduisit vers le bûcher. Il jeta un regard par-dessus son épaule. C’était au tour d’Héloïse.

La jeune femme pensa à Aude, au procès, à ce jour où elle avait reçu l’hostie blasphématoire des mains de l’évêque et où ils s’étaient dit, l’un et l’autre :

Tu vas mourir.

Aude… Aimery… Mon fils…

Elle redressa la tête. Aguilah jubilait.

— Vous aussi, vous êtes là, bien sûr. Votre nom, mon enfant.

— Héloïse de Lavelanet, sœur d’Aude de Lavelanet, assassinée par Satan lors d’un procès mensonger.

De nouveau, l’évêque eut dans les yeux un éclair de triomphe. Il dévorait Héloïse du regard. Il passa sa langue sur les lèvres, eut un sourire, et au moment où l’inquisiteur Ferrier allait poser sa rituelle question…

— Abjurez-vous votre foi en…

— Sortez-la des rangs, dit Aguilah.

Ferrier releva les sourcils et le nez de ses registres. On avait installé une petite table devant lui. Sa plume resta suspendue.

— C… Comment ?

Aguilah se tourna vers lui.

— Sortez-la des rangs. Il me plaît que cette jeune femme vive…

Il ajouta :

— Qu’elle vive et qu’elle assiste avec nous à ce spectacle.

Héloïse mit quelques instants à comprendre. Elle regarda à droite, à gauche ; puis elle se tourna vers Aimery, désemparée, alors qu’il montait les barreaux de l’échelle.

Son cri s’étrangla dans la gorge.

— Aimery ! Aimery ! dit-elle, affolée. Ils veulent…

Aimery comprit. Il était sur le point de bondir. Une forêt de hallebardes se dressa devant lui.

— Non ! Non, ne faites pas cela, ne…

Il fallut quatre hommes pour le faire basculer à l’intérieur.

Une lance vint transpercer son flanc.

— AIMERY !

Aimery avait basculé en gémissant de l’autre côté. Héloïse se précipita en avant. Des soldats l’entourèrent aussitôt pour la retenir.

La foule des hérétiques fut entassée derrière les palissades.

Ils montaient d’eux-mêmes aux échelles. Lentement, en file indienne. Puis ils disparaissaient, un à un, de l’autre côté. Ils descendaient au milieu des fagots. Lorsque enfin, tous furent rassemblés à l’intérieur, il se fit un silence absolu, ponctué par des cris isolés, qui claquaient dans le vent avant de s’éteindre comme ils étaient nés. Dans cet espace confiné, lieu de leurs derniers instants, les hérétiques se rapprochaient les uns des autres, de leurs parents, de leurs amis. Ainsi, ils y étaient ! Ce bûcher effroyable auquel ils avaient songé, des années durant, ce brasier qui avait animé toutes leurs angoisses et tous leurs cauchemars, voici qu’il était là, sous leurs yeux, et qu’ils se trouvaient en son sein ! Les femmes de Montségur s’apprêtaient à mourir auprès de leur mère ou de leurs enfants malades. Les condamnés n’échangeaient plus que des gestes simples, à peine esquissés ; élans pathétiques ramenés à leur plus simple expression. Ils s’unissaient dans un même chagrin le temps d’un mot, d’un regard, d’une caresse, d’une étreinte. Leur vie y était rassemblée d’un seul trait ; un dernier trait, dans lequel ils mettaient les maigres forces qui leur restaient.

Je ne veux pas mourir !

Viens, viens près de moi.

— Aimery ! Aimery, mon amour !

Héloïse sanglotait.

Aimery était couché à l’intérieur des palissades. Des flots de sang coulaient de son côté. Esclarmonde, en larmes, se pencha vers lui, posant une main sur son front.

Éclaire le monde.

— Héloïse, Héloïse, je suis là…

Mais il ne parvenait pas à crier. Seul un murmure s’échappait de ses lèvres. Ainsi, lui aussi, lui aussi allait terminer là, dans la fournaise ! Il ferma les yeux. Les routes occitanes, les longs chemins avec son père, les fuites clandestines, les batailles du château. Tout ce qui avait fait de lui ce chevalier damné qui se mourait maintenant ici, sur la paille rêche.

— Héloïse…

Elle était là, de l’autre côté, et ne pouvait plus voir que ces sombres palissades.

Et ce fut le brasier.

Le vent sifflait aux oreilles d’Escartille.

Il ajusta encore les sangles de cuir sur sa poitrine. Il les serra d’un coup, vigoureusement. Il avait froid et s’était de nouveau couvert de son vieux galurin à plume d’oie. Il s’était débarrassé de sa robe noire, roulée en boule par-dessus sa besace, pour passer sa tunique rouge. Voilà qui lui laisserait davantage de liberté dans ses mouvements.

Il regarda Pierre quelques secondes, l’enfant lové contre son cœur. Ces boucles de cheveux bruns. Il avait les yeux fermés, les mains refermées tout près de son menton. Escartille se vit soudain, tournoyant sur lui-même, dans la tourmente de Béziers…

Mon Dieu, se dit-il. C’est l’histoire qui recommence.

Ils venaient de sortir des souterrains, sur l’autre flanc de la montagne, vers la lumière. Un trou creusé dans le roc donnait sur la falaise à pic.

Il regarda en contrebas.

Plusieurs centaines de mètres le séparaient de la cime des arbres.

Montségur !

Aimery, Héloïse ! Adieu !

Il ne s’agit pas, maintenant, d’échouer.

Je n’en ai plus le droit.

Amiel Aicart jeta une corde, qui fendit l’espace en se déroulant jusque sur une corniche, située une cinquantaine de mètres plus bas.

Il passa le premier, bientôt suivi du dénommé Peytavi.

Escartille prit une inspiration profonde. Il se retourna, dos au vide, cala ses pieds contre la pierre, enroulant deux fois la corde autour de son bras. Il la saisit fermement des deux mains…

Et il commença à descendre en soufflant.

Hugon et le messager prirent sa suite.

Alors, ils entendirent les cris.

Dans le pré, le brasier continuait.

Nous sommes des anges déchus.

— Aimery, murmura Héloïse, les yeux perdus dans les flammes.

Elle crut l’entendre crier une dernière fois, rassemblant ses forces :

— Héloïse !

Les hérétiques virent leurs pieds réduits en cendres. Leurs muscles craquaient ; leur peau se consumait comme du cuir ; leur moelle et leur sang sifflaient, leurs membres devenaient des bâtons desséchés et noircis, les os de leurs jambes pendaient au milieu des flammes montantes. Ces volutes infernales atteignaient leurs cheveux, les couronnaient un instant d’une aura incandescente, transformant leur tête en boules de chair en fusion, leurs yeux fondant dans leurs orbites. S’ils ouvraient encore la bouche, c’était pour avaler du feu ; s’ils la fermaient, c’était pour sentir ce feu à l’intérieur d’eux-mêmes. Ils n’étaient plus que des torches vivantes. Ils brûlaient, ils brûlaient ! Et l’on chantait.

Aguilah avait fait placer Héloïse non loin de lui. Oui, il n’était qu’à quelques mètres.

La jeune femme tourna lentement les yeux vers l’évêque.

Elle pencha légèrement la tête. Elle semblait maintenant avoir perdu toute raison.

Elle chercha la bible à ses côtés.

Et, sous les doigts de sa main gauche, au creux de sa paume moite, elle sentit le manche de la dague qu’elle avait apportée avec elle. Elle avait pensé écourter ainsi leur souffrance, lorsqu’ils seraient à l’intérieur de la palissade. Elle n’en avait pas même parlé à Aimery.

Elle entendit un cri et leva la tête.

Là-haut, par-dessus les flammes, le faucon pèlerin d’Aimery tournoyait dans le ciel. Il n’osait s’approcher des flammes. Il se contentait de décrire des cercles dans l’espace…

Amor… Les âmes brûlées, murmura-t-elle pour elle-même.

Son capuchon noir, les pans de sa robe tremblaient dans le vent.

Puis ses yeux revinrent se poser sur Aguilah.

La dague était chaude au creux de sa main. Comme ce contact, soudain, était doux.

Escartille ferma les yeux pour chasser l’horreur de son esprit.

Un moment, il fut saisi de vertige, lorsqu’il laissa cette terrible pensée effleurer son esprit – ça y est, c’est fini, nous sommes seuls, ils les ont tués et je les ai laissés mourir. Il eut envie, un bref instant, de lâcher prise.

On avait jeté une seconde corde, quelques centaines de mètres restaient encore à parcourir.

Il regarda le vide, comme absorbé par cette perspective vacillante. Sa tête lui tourna, ses yeux chavirèrent. Il sentit ses forces l’abandonner.

Il glissa.

Non ! Non !

Son pied se balança dans le néant. Des cailloux roulèrent et furent avalés par le gouffre. Escartille faillit perdre l’équilibre. Il s’agrippa soudain à la corde comme un damné, après avoir glissé de presque un mètre. Il gémit, le front contre la paroi grise, cette pierre froide et tranchante. Le menton baissé vers le berceau de Pierre contre son ventre, il tenta de reprendre sa respiration.

Le feras-tu ? Le feras-tu, Héloïse ?

Elle contemplait le bûcher.

Une main oscillait sur le pommeau de sa dague, l’autre sur sa bible.

Pique l’aiguille.

Attirés encore comme par un aimant, ses yeux allaient du bûcher à Aguilah, qui ne se lassait pas du spectacle des flammes montant vers le ciel.

L’amour ou la mort, Héloïse ?

L’amour, la mort… Ou la seule réconciliation possible…

Les deux ?

Et une voix s’éleva par-dessus les cantiques.

Une voix de femme, pure, limpide, cristalline, qui semblait jaillir de nulle part.

Elle lisait un texte de saint Paul.

L’œil de l’évêque Aguilah s’alluma comme celui d’un aigle. Il était revêtu d’une chasuble de lin, une tiare rutilante vissée sur le crâne. Sa main était serrée sur le sceptre qui témoignait de son pouvoir. Autour du cou, son étole dansait, malgré les paravents pourpres disposés de part et d’autre de son fauteuil tendu de velours. Aguilah détourna la tête, ce visage anguleux et taillé à la serpe, moucheté d’imperceptibles scories. Il était soudain inondé d’une haine sans bornes.

… Et je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes. Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumône, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour, cela ne sert à rien.

— Faites-la taire, dit Aguilah. Faites-la taire !

Mais Héloïse continuait. L’évêque la vit, dressée dans le soleil qui trouait soudain les nuages, un poing refermé sur les grains de son chapelet qu’elle serrait jusqu’au sang, les voiles de sa robe flottant dans le vent. Sa chevelure s’était dénouée, s’échappant de son diadème pour venir ondoyer sur ses épaules. Elle avait tout d’un ange, maudit peut-être, égaré en ce monde, et chacun de ses mots avait le tranchant d’un glaive.

L’amour…

L’amour est obstiné ;

l’amour est serviable ;

il n’est pas envieux ;

L’amour ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ;

il ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt,

ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal…

Aguilah se dressa de son fauteuil, manquant de déchirer son vêtement.

— Faites-la taire ! cria-t-il.

Il ne se réjouit pas de l’injustice,

mais il met sa joie dans la vérité.

Il excuse tout,

il croit tout,

il espère tout,

il supporte tout.

Quelques soldats firent mine d’avancer vers la jeune femme.

Elle croisa le regard d’Aguilah, dont la main se crispa contre son sceptre.

L’amour ne passera jamais.

Héloïse referma son livre, les yeux pleins de larmes.

Son regard parut se noyer dans le brasier qui n’en finissait pas.

La fumée montait jusqu’au ciel, par-dessus les champs, par-dessus les villages et les collines, par-dessus les montagnes.

Puis elle lâcha la bible, qui tomba devant les yeux de l’évêque.

Lentement, elle se tourna vers le prélat.

Elle fit glisser la dague de son manteau.

Les soldats n’eurent pas le temps de réagir. Héloïse comprit qu’on se jetait sur elle. Un croisé faisait un pas. Un autre ouvrait la bouche dans un cri. Un troisième détournait la tête dans leur direction. L’inquisiteur Ferrier se dressait sur sa chaise, devant la table, abandonnant sa plume.

Héloïse n’entendit rien de tout cela.

Elle sentit seulement la dague entrer profondément dans le ventre d’Aguilah. Oui, elle l’enfonça au plus profond de son estomac. L’évêque, comprenant soudain ce qui se passait, écarquilla les yeux. Il la regarda, elle, puis la dague fichée dans son ventre, que le poignet menu de la jeune femme faisait tourner dans ses intestins. Oui, pique ! Tiens, pique l’aiguille ! Les cheveux épars sur son front, son regard bleu étincelant de fureur, brillant comme mille soleils de glace, Héloïse poussa un cri rauque, un cri de jouissance. Le sang dessinait sur la chasuble blanche une auréole sombre ; il jaillissait jusque sur la main de la jeune femme. La bouche de l’évêque s’agrandit de stupeur. Celle d’Héloïse était étirée en un sourire dément, les dents serrées. Aguilah sentit son souffle chaud tout contre lui.

— Tu vas mourir, lui dit-elle.

On s’apprêtait à la saisir.

Elle releva la tête et siffla.

— Amor !

Le faucon pèlerin, cette fois, plongea instantanément dans sa direction, battant des ailes.

Il tomba toutes serres dehors sur un croisé. Un autre, dégainant l’épée, lui trancha une aile. Le faucon poussa un cri strident. Héloïse, d’un coup, avait sorti le poignard du ventre d’Aguilah. Elle le brandit un instant vers le ciel, vit sa pointe étinceler une dernière fois.

Le feras-tu, Héloïse ? L’amour et la mort ?

Puis la dague décrivit un arc dans l’espace.

Héloïse planta la dague dans son sein, de toutes ses forces, à l’endroit du cœur.

Elle poussa un cri, vacilla, hébétée, clignant des yeux quelques instants.

La lame blanche de la dague semblait danser devant elle.

En tombant, elle vit le visage d’Aguilah, échoué dans la boue. Ses yeux bleus vibrèrent une dernière fois. Elle se sentit délivrée.

La vie avait déjà quitté le regard de l’évêque.

Escartille était à genoux dans la grotte du Sabarthès.

Seul.

Amiel Aicart, Peytavi, Hugon et le messager avaient récupéré les biens cathares enfouis ici secrètement à la Noël. À cette heure, ils devaient fuir déjà, sans doute en Italie, vers la Lombardie.

Il avait défait les sangles de cuir. L’enfant était non loin de lui, sur le rocher, dans son berceau. Il ne pleurait plus. Escartille tourna les yeux vers lui. Pierre le regardait, de ce regard noir, profond, innocent.

Interrogateur.

Pierre…

Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église.

Escartille écouta le silence.

Il faisait nuit au-dehors.

Les reflets d’un flambeau couraient sur son visage.

À l’aide de ce flambeau, Escartille fit brûler un feu qui les réchaufferait. Il y jeta sa robe noire, sa robe de parfait cathare.

Il la regarda disparaître.

Il posa à côté de lui sa besace, son vieux rebec, son galurin.

Les voûtes dansaient avec le feu, elles dansaient comme des vitraux de pierre, parcourus d’ombres et de lumières indistinctes. De minces stalactites tombaient de la grotte, évoquant les tuyaux d’un harmonium ciselé par un orfèvre minutieux. Bientôt, il enterrerait les reliques. Elles seraient, de cette caverne, le Graal et le tabernacle ; le flambeau en serait la veilleuse, de ces veilleuses qui ne s’éteignent pas, qui refusent de s’éteindre. Cette corniche, là-haut, serait une chaire de roc, attendant la prédication invisible de quelque croyant du futur. Le lierre tombant devant l’entrée serait comme les tentures, les doubles portes ouvrant sur cette nef vagabonde, ce vaisseau ocre et souterrain, cimetière fantôme dont jamais on ne pourrait hisser les voiles.

Escartille était petit, tout petit dans ce sanctuaire de pierre.

Il déroula les parchemins de son Livre de Vie.

Il sortit de sa besace le flacon d’encre mystérieuse, cette encre invisible dont lui avait parlé Bertrand Marty. Il en ôta lentement le bouchon tout en contemplant le liquide qui bougeait devant ses yeux. Puis il prit la plume de son bonnet.

Te revoilà vieux et jeune, troubadour, pensa-t-il en regardant Pierre.

Te revoilà seul comme aux premiers temps.

C’est le moment de voir si votre magie fonctionne, Bertrand.

Il dessina sa carte invisible. Il avait tellement sillonné les routes d’Occitanie que cela ne lui posa aucune difficulté. Il avait tout en mémoire : les lieux, les distances, les temps nécessaires pour se rendre d’une ville à l’autre, d’un bourg à l’autre, d’une rive à une autre. Il n’avait qu’à recopier, transcrire la géographie de sa conscience. L’Occitanie ! L’Occitanie et tant de morts, d’un bout à l’autre de tes plaines, de tes collines, de tes rivières !

Puis, à l’aide d’une encre rouge, il repassa sur la première couche ; il annota le manuscrit de références insolites, le parsema de pièges et de chausse-trappes ; il composa les quelques vers qui seraient comme son épitaphe, son paraphe, sa signature, in memoriam.

Une histoire, c’est comme une fleur.

Amor et Joy tant partagé,

Et tant et tant de sang ai vu versé,

Ô souvenir de toi, Louve, Louve, ma bien-aimée,

Que je vis et perdis sitôt rencontrée,

Et mon fils et ma fille

Condamnés au bûcher,

À tout jamais vous aimerai

Et si Dieu veut, en sa bonté, Dieu s’il existe, s’il est Soleil,

Vous accueillera tous en son Ciel

Amor et Joy, à l’heure du supplice, chantez avec moi :

Une histoire, c’est comme une fleur :

Elle naît, elle vit

Et elle meurt.

La plume d’Escartille dansa encore un instant sur le parchemin, puis il posa les rouleaux et resta là, les yeux dans le vide, prenant l’enfant tout contre lui.

Il oscillait d’avant en arrière en pleurant.

Pierre. L’enfant de Montségur.

Le dernier cathare.

Que vais-je faire ?

Il lui faudrait chevaucher quelques lieues pour trouver une auberge digne de ce nom. Et demain… il devrait se résoudre à se séparer du manuscrit. Il irait le dissimuler quelque part… Dans un endroit nouveau, un endroit parmi d’autres, parmi ces centaines de villages qu’il avait traversés au cours de ses longues marches à travers l’Occitanie. Une petite église lui revint en mémoire. Elle était sise dans le village de Rennes-le-Château, non loin d’Alet et de Bugarach. Une place catholique… Oui, il déposerait le Livre de Vie au cœur même d’un lieu saint portant l’empreinte de la religion des papes… Il le déposerait comme un témoignage, celui d’un nouveau péché originel. Cette honte qu’un jour pourtant, un jour peut-être ! il faudrait oublier. Un jour où le pardon serait possible.

Escartille se frotta les mains contre sa tunique avant de redresser le buste.

Il se préparait à enterrer les reliques.

Il les regarda longtemps.

Des ossements, fêlés, recouverts d’une pellicule de poussière. Était-ce pour cela que son pays avait été mis à feu et à sang durant près de quarante ans ? Était-ce pour cela que Louve, Aimery, Héloïse, tant d’autres encore, avaient été tués ? Escartille, tremblant, prit le crâne au milieu d’un morceau de fémur et d’une clavicule. Il s’assit, une main sur les genoux, le crâne devant lui.

Ses yeux plongèrent dans ses orbites vides.

Trous noirs ouverts sur le néant de ses interrogations.

Il le caressa.

Cette plaque : I-N-R-I.

Et ces dents, ce sourire, ce rictus.

— Suis-je le Christ, Escartille ?

Sa main s’ouvrit et le crâne tomba contre la pierre.

Un éclat d’os jaillit, au niveau de la tempe.

Le crâne roula quelques instants, puis s’arrêta.

Escartille avait sursauté ; tout cela lui était devenu intolérable ; il se releva et poussa un grand cri, en portant une main à sa tête. Son cri résonna sous les voûtes, en écho, jusqu’à se perdre dans les profondeurs de la grotte. Il lui semblait voir encore danser sur les parois de pierre les flammes de toutes ses illusions. Mais à présent, il voulait la Lumière !

— Dieu ! Parle-moi, je t’en prie !

Escartille, sanglotant, ramassa le crâne.

Il songea à ces hommes, ces milliers d’hommes, par-delà les siècles, qu’une foi inextinguible n’avait cessé d’animer. Il les vit par nuées, debout, agenouillés, en prière, les yeux voilés de larmes, voilés de flammes. Catholiques et cathares, baignant dans le sang de leurs erreurs, de leurs chagrins et de leurs renoncements. Auréolés de l’espérance que malgré tout, leur vie aurait un sens, et qu’un jour, finalement… ils trouveraient le bonheur.

Le morceau orbital avait laissé dans le crâne une sorte d’excavation. Comme un nouveau tombeau.

Escartille se pencha pour se saisir de l’éclat qui venait de s’échouer sur le sol. Il était recouvert d’une moisissure poussiéreuse, due sans doute au voyage qu’il avait fait depuis Jérusalem, et à l’endroit humide où il avait été conservé toutes ces années. Escartille y passa la manche vigoureusement, au milieu de ses larmes.

Et il s’arrêta net.

Il venait de distinguer quelque chose.

Mû par une impulsion subite, il joignit l’éclat au crâne lui-même et, à l’aide d’une pierre tranchante, acheva d’ôter la moisissure qui les couvrait.

Il vit alors, sur le front, une marque. Ou plutôt, un dessin, que l’on avait porté au fer.

Le dessin d’un chien. Un chien !

Il y passa la main, le sang refluant de son visage Cette marque, ni Bertrand Marty, ni personne n’avaient pu la voir. La foi même en ces reliques avait dû effacer cette trace de toutes les mémoires. Ce stigmate… Jamais le Christ n’avait été frappé d’un tel sceau d’infamie ! Jamais la Bible n’en avait fait mention ! Le symbole qu’il avait sous les yeux était à lui seul un blasphème. Ce n’était pas un symbole chrétien, ni juif… Il devait être… romain ! Un symbole apposé par un légionnaire, du temps de Ponce Pilate ! Escartille, les yeux exorbités, tremblant de tous ses membres, mit une main sur sa bouche, tandis que ses pensées s’accéléraient sous l’effet de cette subite découverte. Le chien psychopompe, gardien des Enfers, associé aux mondes souterrains, peuplés de divinités païennes, chtoniennes ou séléniques ; le guide de l’homme dans l’Au-delà. Mais-seul un brigand avait pu être ainsi marqué au fer rouge, après sa mort ! Il n’avait plus aucun doute. La trace qu’il avait sous les yeux lui faisait soudain l’effet d’une flamme ardente, non pas celle de l’Esprit, mais bien celle d’une autre forme de révélation.

Un brigand ! Le signe d’un prisonnier, d’un voleur !

Enterré… comme un chien !

Quelqu’un, autrefois, avait signé cette mort. Il s’agissait d’un autre prisonnier, d’un autre crucifié. Torturé et marqué au fer. Un inconnu, un brigand du temps du Golgotha !

Le Golgotha…

Et l’évidence, lumineuse, lui sauta aux yeux.

C’était à Jérusalem, il y a de cela bien longtemps.

Le légionnaire romain touchait de sa lance le cadavre qui se trouvait à terre, comme pour vérifier qu’il était bien mort. Il rajusta son casque luisant sous la pluie battante ; au pied du rocher, le sol sablonneux n’était plus que tourbe. Le vent hurlait aux oreilles du soldat. Il releva la tête un instant ; les éclairs et le tonnerre avaient cessé, mais les nuages noirs obscurcissaient toujours l’horizon. Il avait peine à croire ce qu’il venait de voir. Il se tourna de nouveau vers le cadavre, puis vers le décurion Cassius, qui se trouvait non loin.

— Allons, dit-il dans un rire féroce, passe-moi le fer !

Cassius le regarda un instant, interloqué ; puis il lui passa l’instrument, qui rougeoyait dans le soir. L’embout du fer dessinait le corps d’un animal – un chien.

Le légionnaire rit encore, puis, saisissant le fer, il l’appliqua sur le front du mort.

La marque rouge pénétra profondément la chair en fumant, dégageant des odeurs de viande grillée. Autour d’eux, la tempête revenait.

— Tiens ! s’écria le légionnaire, heureux de sa trouvaille. Tiens, brigand, c’est ainsi que je procède avec les gens de ton espèce. Meurs comme ce que tues… un chien !

D’autres soldats s’amusaient autour de lui. Ils s’efforçaient de se rassurer après ce qu’ils avaient vu. L’un d’eux s’approcha et, se moquant toujours, jeta un écriteau dans l’endroit où l’on allait rouler le cadavre.

— Voilà qui te tiendra compagnie !

L’écriteau tomba dans un bruit et sembla avalé par la terre. L’autre soldat retira le fer du cadavre. Puis il passa la main sur ses lèvres et, dans un crachat, il poussa le voleur. Celui-ci tomba dans la fosse qu’on lui avait préparée.

C’était ce rêve, ce cauchemar qu’il avait fait dans la forêt de Pamiers, quelques minutes avant de sauver Héloïse avec Aimery ! Escartille venait de demander à Dieu de rompre son silence. Mais ne lui avait-Il pas déjà parlé… il y avait si longtemps ? Escartille porta la main à son front. Ses pensées continuaient à se bousculer en lui.

« Et ils amenèrent Jésus au lieu dit de Golgotha, ce qui se traduit lieu du Crâne. » (Marc, XV, 22.)

« Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, l’un à droite et l’autre à gauche. » (Matthieu, XXVII, 38.)

« L’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait : N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. Mais l’autre, le reprenant, déclara : Tu n’as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes ; mais lui n’a rien fait de mal. Et il disait : Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras avec ton royaume. Et il lui dit : En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » (Luc, XXIII, 39-43.)

Trinité souffrante sous les éclairs du Golgotha. Trinité crucifiée le même jour. Trinité torturée au même calvaire. Le Christ et deux brigands. Le bon larron, ressuscité en Paradis. Le bon larron…

Et le mauvais, Escartille.

Le troisième larron.

Escartille, soudain possédé tout entier par cette intuition, poussa des exclamations sans suite ; il se releva, fit quelques pas, tournant en rond, agité d’une nouvelle frénésie. C’était ce voleur que l’on avait enterré, avec cet écriteau abandonné, I-N-R-I, par blasphème et dérision peut-être, après le passage de Joseph d’Arimathie, venu quérir la dépouille du Christ ! Le Christ avait terminé au tombeau où Marie-Madeleine s’était rendue, plus tard, pour y constater son absence… Mais les deux autres ? Les brigands ? On les avait descendus de leur croix, où ils n’avaient été que ligotés… La marque du fer n’avait forcément été faite que plus tard ! Par ces légionnaires qui s’étaient amusés de leur dépouille, y plantant leurs clous, les déguisant dans leur aveuglement ! Et les larrons, condamnés par Pilate pour s’être fait passer pour d’honnêtes marchands, avaient terminé sous terre, sans que personne se préoccupe d’eux ! Les reliques du Christ – une supercherie ! Sous le tonnerre et sous la cendre, au jour fatal, le Christ n’avait pas été seul à mourir !

Oui, ce ne pouvait être que cela.

Ainsi, ce n’est pas Lui !

Il regarda Pierre, couché dans son berceau, et lui répéta :

— Pierre, Pierre, tu comprends ? Ce n’est pas Lui !

Alors il partit d’un grand rire, un rire gigantesque et douloureux.

Le mauvais larron.

Escartille prenait la mesure de ce que cela signifiait. Son soulagement, le sentiment d’une nouvelle plénitude qui venait l’habiter, étaient balayés par des vagues de colère et d’amertume qui le laissaient pantelant. C’était trop pour un seul homme ! Durant quarante ans, des dizaines de milliers de personnes s’étaient entretuées, sans même le savoir, pour les reliques d’un brigand ! Les cathares, croyant en leur Christ adombré et pur Esprit, avaient conservé en secret une preuve hypothétique, aussi inquiétante pour eux que pour l’Église catholique !… Et Rome, de son côté, avait refusé de voir balayée la foi en la Résurrection, même si le prix en était l’Inquisition ! Tout cela, ces brasiers et ces amoncellements de chair, pour les restes d’un réprouvé. Un malentendu. Et lui, Escartille, avait abandonné les siens, pour sauver les « reliques » d’un voleur, enterré sous le signe du chien ! Inlassablement, les épisodes de cette tragique épopée défilaient devant ses yeux. Loba la Louve gisait égorgée à ses pieds, dans une mare de sang. Charles de Montesquiou s’effondrait sous ses yeux, la poitrine transpercée. Léonie des Trencavel murmurait à son oreille qu’elle l’aimait, avant de rendre l’âme. Inès la servante était décapitée, les membres désarticulés. Aude de Lavelanet hurlait dans les flammes, sur la place toulousaine. Aimery et Héloïse tournaient dans le ciel avec Amor, le faucon emmenant avec lui les âmes brûlées. Toute sa vie, toutes leurs vies se relisaient maintenant à l’aune de cette découverte – et il ne restait que ce goût de cendre, de nouveau Calvaire.

Le troisième larron du Golgotha.

Mais cela, Escartille ne l’inscrirait pas dans son Livre de Vie.

Il se décida à enterrer les reliques au milieu de sa colère et de ses sanglots.

Ce n’est pas Lui.

De chair ou d’Esprit, le Christ était vivant !

La terre engloutit le crâne sacrilège.

Le secret demeurerait jusqu’à la fin des temps.

Et lui, Escartille de Puivert, en serait le seul dépositaire.

Alors, lentement, le flambeau s’éteignit. Bientôt, il n’y eut plus qu’une toute petite flamme, puis un simple bourgeon incandescent. Escartille et Pierre disparaissaient dans l’ombre. La flamme s’éteignit enfin, une volute légère montant vers les voûtes de la caverne.

Ce n’est pas Lui.

Lorsque le silence et l’obscurité furent tombés tout à fait, Escartille se leva. Pierre s’était assoupi. Il sortit de sa somnolence et le regarda de nouveau de ses grands yeux, qui brillaient dans l’ombre. Que deviendrai-je ? semblait-il lui demander. Escartille crut y reconnaître une expression familière, qui lui rappelait à la fois Aimery et Héloïse. Il pleura encore, prit une inspiration profonde et se décida à sortir de la caverne, l’enfant dans les bras. Il monta péniblement sur son cheval, logeant Pierre contre son ventre, comme autrefois son propre fils.

Devant lui, un sentier poussiéreux allait se perdre dans les vallées, les collines, les montagnes occitanes. Escartille le distinguait à peine. Les premières étoiles faisaient leur apparition dans le firmament. Escartille les contempla.

Et maintenant ? songea-t-il.

Il sourit.

L’Espagne passa devant ses yeux, l’Espagne du soleil, des chants et des danses, à laquelle il avait rêvé si souvent comme le havre ultime. Cette Espagne fleurie qui lui rappellerait les parfums de Louve. L’Aragon enfin, terre salvatrice ! Il trouverait là un nouveau refuge, une nouvelle vie ; et il offrirait à Pierre cette existence qu’il n’avait pu donner à Aimery. Une vie chargée d’amour et de fleurs, où tous deux pourraient croiser des jeunes filles indolentes, accompagnant du bruissement de leur éventail le murmure des fontaines.

Une vie de tous les bonheurs.

Pour que le sang ne soit pas vain.

Escartille inspira une dernière fois. Il ficha sur sa tête son vieux galurin à plume d’oie, d’un geste vigoureux. Il fit passer son rebec derrière son flanc. Il se souvint de son rire clair d’autrefois, de l’insolence de ses couplets jetés à la face des puissants, de la tendre légèreté de ses stances amoureuses. Puis il frappa du talon contre l’animal. Le cri qui jaillit de sa gorge l’étonna lui-même, comme si cela lui rappelait soudain qu’il était encore de ce monde.

Tu veux savoir ce qu’est Dieu, Escartille ?

Dieu est cet enfant nouveau-né que tu portes avec toi – c’est l’amour qu’il te reste lorsque la nuit est tombée.

Escartille n’écrivit plus jamais une ligne de son Livre de Vie. Mais tandis qu’il galopait ainsi sous la voûte de ce ciel immense et constellé d’étoiles, tandis qu’il s’engouffrait une fois encore dans cette nuit semée de mille luminaires, il se souvint du dernier vers de son poème. Ce vers qu’il avait ajouté à la hâte, d’une main tremblante, avant d’enrouler ses parchemins dans sa besace.

Comme une lueur d’espoir.

Une histoire, c’est comme une fleur

Elle naît, elle vit

Et elle meurt…

Avant que de renaître, lorsque vient son heure.

Et il songea :

De chair ou d’Esprit, le Christ est vivant.